Les Citroën autochenilles Kégresse : Une révolution de la mobilité tout-terrain

Les Citroën autochenilles, nées de l’innovation de l’ingénieur Adolphe Kégresse, marquent un tournant décisif dans l’histoire des transports tout-terrain et de la mobilité en milieu difficile. Ces véhicules semi-chenillés, créés pour affronter des terrains impraticables, ont bouleversé les conceptions de l’époque sur la manière de surmonter les obstacles naturels. Leur développement a non seulement changé le visage de l’automobile mais a aussi permis des expéditions mythiques qui ont profondément marqué l’histoire.

L’innovation Kégresse : la naissance des autochenilles

L’innovation décisive provient d’Adolphe Kégresse, ancien chef du parc automobile de la cour de Russie. Ce dernier met au point une chenille souple en caoutchouc, permettant à des véhicules tout-terrain de se déplacer efficacement hors des routes. En 1920, assisté de Jacques Hinstin, il lance le « département Chenille » chez Citroën, installé au quai de Javel à Paris. Les premières démonstrations de ces nouveaux véhicules semi-chenillés ont lieu au Mont Revard en 1921.

D’abord montés sur une base de Citroën Type A, les autochenilles évoluent rapidement pour adopter les châssis des modèles B-2, puis des B-14, C-14 et C-6. Cette innovation résout un problème majeur de l’époque : l’adhérence sur des terrains impraticables pour les véhicules à roues.

Un usage civil et militaire

Les autochenilles Citroën s’imposent rapidement comme une solution idéale pour les environnements où les véhicules classiques sont inopérants. En milieu civil, elles sont utilisées pour les exploitations forestières, le transport de wagons et de péniches ou encore la circulation sur neige. Mais c’est surtout dans le domaine militaire qu’elles trouvent leur place. L’armée française voit en elles un moyen efficace de tracter des canons de 75 mm et de transporter du matériel sur des terrains difficiles.

Citroën explique alors : « Les expériences des dernières campagnes militaires ont amplement justifié l’emploi d’engins de transport nouveaux. La traction mécanique doit prendre une importance toujours croissante. Mais les réseaux routiers, facilement repérables, constituent des zones dangereuses. Ce problème du déplacement des véhicules à travers les terrains les plus défavorables est résolu grâce à l’autochenille. »

Toutefois, dès les années 1930, l’essor des poids lourds équipés de pneus à très basse pression et de transmissions intégrales réduit l’intérêt des chenilles. Leur usage se limite alors essentiellement aux véhicules militaires.

Les autochenilles Citroën restent dans les mémoires grâce à trois expéditions extraordinaires qui marquent l’histoire de l’automobile et de l’exploration.

La première grande épopée est la traversée du Sahara, réalisée entre décembre 1922 et janvier 1923. Sur un itinéraire de 3 200 km entre Touggourt et Tombouctou, les autochenilles Citroën B-2 prouvent leur robustesse et leur capacité à affronter des conditions extrêmes. Cette aventure, relayée par la presse de l’époque, démontre l’efficacité du concept et offre à Citroën une visibilité internationale inégalée.

D’autres expéditions suivront, notamment la Croisière Noire (1924-1925) à travers l’Afrique et la Croisière Jaune (1931-1932) reliant Beyrouth à Pékin. Ces voyages, conçus autant comme des missions scientifiques que comme des opérations publicitaires, renforcent la légende des autochenilles Citroën et leur image de véhicules capables de surmonter tous les obstacles.

La traversée du Sahara : un exploit technologique et humain

La traversée du Sahara en autochenille a été réalisée grâce à la détermination d’André Citroën. En 1922, l’ingénieur et industriel français lance un projet audacieux qui révolutionnera les déplacements dans l’immensité du désert. Tout commence lorsqu’André Citroën, face à une demande de l’armée et des colons, répond avec conviction à la question de la traversée du Sahara : « L’intérêt d’une telle expérience me paraît si grand que je considère comme un véritable devoir de la tenter. »

Établir une liaison entre l’Algérie aux régions riches du Niger par la voie terrestre n’était pas une idée nouvelle. Depuis longtemps, la question de traverser le Sahara faisait l’objet de discussions parmi les autorités coloniales et militaires françaises. Si des projets ferroviaires ont été envisagés, leur coût faramineux et les défis d’entretien d’un chemin de fer traversant des dunes de sable rendaient ces initiatives irréalisables à court terme. Ainsi, la question se posait : faut-il encore se reposer sur le chameau, moyen de transport ancestral du désert, ou oser une solution plus moderne et plus rapide ?

En 1908, le commandant Pein avait expérimenté la traversée du Sahara en motocyclette, avant de jeter son dévolu sur l’automobile. Cette tentative soulignait déjà la possibilité de traverser le désert en véhicules motorisés, mais ce n’est qu’en 1922 que Citroën franchira un pas décisif en lançant l’expédition entre Touggourt et Tombouctou.

Des débuts semés d’embûches : un matériel à apprivoiser

L’un des plus grands défis de cette expédition reposait sur le matériel. Citroën, avec l’aide de son ingénieur Adolphe Kégresse, lança une série d’essais en 1922, mettant au point des véhicules, appelés « autochenilles ». Ces véhicules, dotés de chenilles à la place des roues, semblaient la solution idéale pour affronter les terrains sablonneux du désert. Cependant, la réalité s’avéra bien plus complexe que prévue. Les premières missions d’essais, menées par l’adjudant Poivre, révélèrent les nombreuses failles techniques de l’équipement, qu’il s’agisse des moteurs, des réservoirs d’essence mal fixés ou des pannes fréquentes dues au manque de formation de l’équipe technique.

Le rapport de l’adjudant Poivre souligne les défauts du matériel, mais aussi l’adaptabilité de l’équipe face aux conditions extrêmes. Malgré ces nombreux contretemps, l’équipe persista dans sa quête d’optimisation. À Paris, des ajustements furent effectués sur les véhicules, comme l’ajout de condensateurs et de faisceaux d’ailettes latérales sur les radiateurs, permettant ainsi de rendre les autochenilles plus fiables et plus robustes face aux exigences du terrain saharien.

Le 17 décembre 1922 : le départ vers l’inconnu

C’est finalement le 17 décembre 1922 que l’expédition prend son envol. Cinq voitures Citroën, toutes des 10 HP, quittent Touggourt, en Algérie, pour un voyage épique de 2 000 km vers Tombouctou. Le défi était immense : traverser un désert vaste et inhospitalier, sans savoir si les véhicules résisteraient à l’acharnement du sable et des températures extrêmes. Mais Citroën et son équipe étaient prêts à tout. Chaque voiture emportait un équipement minutieusement préparé, comprenant des réservoirs d’essence, des réservoirs d’eau, ainsi que des provisions et du matériel de campement. Des mesures de sécurité exceptionnelles avaient aussi été prises, avec des armes à feu destinées à se défendre d’éventuelles attaques.

Le ravitaillement en essence était un autre défi majeur. Citroën refusait toute aide extérieure, notamment des caravanes chamelières, et préférait organiser son propre approvisionnement via des missions de ravitaillement menées par des véhicules à chenilles. 

Le 31 décembre 1922, à 2 000 km du point de départ, l’expédition fait jonction avec une mission de ravitaillement à Tin Zaouaten. Le 7 janvier 1923, les voitures Citroën font leur entrée triomphale dans Tombouctou après 20 jours de voyage. Ce raid marquait non seulement une réussite technique, mais aussi une première dans l’histoire des transports modernes, un exploit comparable à l’aventure de Charles Lindbergh.

Cependant, la traversée du Sahara ne s’arrêta pas là. Après une brève halte, Citroën décida de rejoindre son équipe en personne, traversant à son tour le désert en autochenille. La rencontre entre Citroën et ses hommes, au puits de Tadjmout le 24 février 1923, fut un moment de grande émotion, un symbole de la persévérance et du courage collectif.

Enfin, le 6 mars 1923, l’expédition est de retour à Touggourt. Ce succès, au-delà de son impact immédiat, est un tournant dans l’histoire du transport terrestre, ouvrant la voie à des projets plus vastes, tels que la Croisière Noire en 1924 et la Croisière Jaune en 1930. Il n’est pas exagéré de dire que la traversée du Sahara marqua le début d’une ère nouvelle dans la manière dont les humains percevaient et maîtrisaient les grands espaces.

Adolph Kégresse quitte Citroën et fonde la Société d’Exploitation Kégresse

Après la dissolution de son département chez Citroën, Kégresse quitte l’entreprise en 1935 avec ses mécanos pour fonder la Société d’Exploitation Kégresse (SEK). Un tournant majeur dans sa carrière, qui le pousse à multiplier les projets et à poursuivre ses recherches dans des domaines variés. L’un de ses projets les plus ambitieux fut le développement d’une boîte de vitesses automatique, une avancée technologique majeure qui allait poser les bases de l’automobile moderne.

Parallèlement à ses travaux mécaniques, Kégresse développe également des chenilles adaptées aux véhicules, une innovation qu’il vendra plus tard aux États-Unis. C’est là qu’il donnera naissance aux Half Track, des véhicules à demi-chenilles capables de se déplacer avec aisance sur des terrains accidentés. Ces véhicules, très utilisés pendant la Seconde Guerre mondiale, se caractérisaient par une meilleure traction et une capacité à circuler là où les véhicules classiques ne pouvaient s’aventurer.

Le climat de guerre qui se profile en Europe va perturber la carrière de Kégresse. En juin 1940, alors que l’invasion allemande se rapproche, Kégresse prend le chemin de l’exode, se réfugiant à Saint-Jean-de-Luz, sur les rives de l’Atlantique. Il y prend une décision stratégique pour protéger ses inventions : il jette à la mer une série de plans, afin d’éviter que ses travaux ne tombent entre les mains des Allemands. Cette tentative désespérée montre à quel point Kégresse était attaché à la préservation de ses créations et de ses brevets.

Malgré les bouleversements de la guerre, Kégresse parvient à retrouver son pavillon de Croissy-sur-Seine après le conflit. Mais le destin le rattrape le 11 février 1943, lorsqu’une rupture d’anévrisme met fin à sa vie. À sa mort, Kégresse laisse derrière lui un impressionnant héritage d’innovation, avec environ 200 brevets déposés au cours de sa vie.

L’impact d’Adolphe Kégresse dans le domaine de l’automobile et de la mécanique est indéniable. Sa contribution à la modernisation de la conduite tout-terrain reste une référence pour les ingénieurs et inventeurs contemporains.

Crédit photos : Vintage Road Trip, Gallica